Article paru dans le journal Sud Ouest du 3 août 2010.
La scène s’est inscrite à jamais dans les yeux d’enfant d’Arlette Sukier. « J’avais 8 ans. Ils sont venus arrêter mon père à la maison. Il a été jugé à Angoulême et emprisonné pendant des mois. Il a eu de la chance. Il aurait pu être fusillé », se souvient-elle.
L’événement survient à la fin de l’automne 1940, à quelques centaines de mètres de la mairie de La Rochebeaucourt-et-Argentine, la première commune de Dordogne entre Angoulême et Brantôme après le pont sur la Nizonne. C’est là-haut, sur le plateau d’Argentine, que les soldats allemands appréhendent Roger Coussy. En zone libre. Du moins le pense-t-il.
Quand les soldats allemands plantent leurs panneaux et déroulent les frises de barbelés, dans les derniers jours de juin, les habitants de La Rochebeaucourt se découvrent en zone occupée. Ceux du village d’Argentine sont en zone libre. Tout change ce 30 novembre. « Deux soldats ont voulu entrer dans des grottes situées sur notre propriété. On était en zone libre. Mon père ne l’a pas accepté », continue Arlette Sukier. Le ton a monté. Des pierres ont volé. Quelques coups de fusil auraient retenti. Les Allemands ont décampé, mais ils n’ont pas tardé à répliquer. Ils ont immédiatement modifié le tracé de la ligne de démarcation, de manière à placer Argentine sous leur juridiction. Et à arrêter Roger Coussy.
La bascule vers le déclin
L’anecdote atteste le climat d’arbitraire qui prévalait à l’époque dans ce pays rude, où les hommes goûtaient brièvement la lumière du jour au sortir du labeur. Ils se comptaient alors nombreux dans les carrières de pierre et les champignonnières. Les carrières ont fermé, les champignonnières aussi. La Rochebeaucourt conserve le vague souvenir de la vie qui agitait le bourg et sa douzaine de bistrots. La ligne de démarcation appartient aussi à ce passé, dilué dans les saignées de l’exode rural.
Ce tracé qui partageait la commune représente encore plus dans la chronique locale : une bascule vers le déclin. En 1941, un incendie accidentel dévaste le château, un bâtiment imposant assis sur des fondations médiévales. La faute en incombe aux jeunes soldats allemands qui y sont cantonnés. Maire pendant trente-huit ans, Yves Rousseau n’a toujours pas digéré. « Le village aurait une autre allure. On aurait pu développer le tourisme », déplore-t-il. Yves Rousseau a milité pour que la mémoire collective retienne ces épisodes douloureux. Aménagés avec l’aide du Parc naturel régional Périgord-Limousin ou avec celle des Gardiens du patrimoine, une association locale, les itinéraires de randonnée mentionnent la frontière éphémère. L’essentiel est là-haut, sur le plateau calcaire difficilement conquis par une pauvre végétation caussenarde. Derrière l’église d’Argentine, une plaque évoque « l’affaire Coussy », à quelques mètres de la maison où sa fille a à son tour élu domicile.
Il faut ensuite longer l’aérodrome et sa piste qui hésite entre rocaille et herbe rase, puis redescendre la voie romaine. Au débouché de la voie ferrée désaffectée Angoulême-Mussidan se niche un autre panneau qui évoque la ligne de démarcation. Dans les parages se succèdent de maigres pacages, parsemés d’arbustes étiques, sur lesquels le regard porte loin. L’endroit dit beaucoup sur les intentions des nazis. Là, leurs douaniers à cheval pouvaient aisément repérer les fuyards.
Un Allemand se souvient
Le bourg abrite un dernier témoignage de ce contrôle étouffant. De part et d’autre de la petite route qui file vers Mareuil, deux bornes de béton rétrécissent la perspective. Sous l’Occupation, une lourde barrière y était scellée, condamnant le passage. « Vous voyez ces deux pitons métalliques ? Ils empêchaient que la barrière soit levée », murmure Arlette Sukier, un voile pensif sur le visage.
Yves Rousseau avait 11 ans à l’époque. Les passages clandestins étaient légion. Son père, Émile, transporteur routier, y contribuait activement. « Les hommes comme lui avaient fait 14-18. Ils avaient dérouillé. Ils ne pouvaient pas accepter la façon dont le pays avait été livré aux Allemands. Mais je ne savais pas tout ce qui se tramait. Il valait mieux ne pas s’en vanter devant les enfants », rappelle-t-il. Yves Rousseau n’a pas revu ces visages inconnus qui ont fugacement transité par le domicile familial. Il se souvient seulement d’un notaire de Picardie, revenu après-guerre chercher le fusil qu’il avait laissé chez ses parents.
Le plus marquant est ailleurs. Dans ces deux lettres qu’il extrait de leurs enveloppes fanées. C’était dans les années 1970, la correspondance d’un Allemand qui avait écrit à la mairie pour renouer le fil de ses années de casernement dans la commune. On lui avait répondu, tout en réserve polie. L’Allemand, désargenté, n’avait pas pu effectuer le voyage vers l’étrange villégiature de sa jeunesse militaire. Yves Rousseau le regrette. « On aurait même pu se cotiser, pourquoi pas ? Le symbole aurait été fort. » Comme une main tendue, par-dessus la frontière, vers l’ennemi d’hier.
« Les douaniers à cheval pouvaient repérer aisément les fuyards »
Auteur : Jean-Denis Renard
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